Après plusieurs années de projets avortés, c’est Mère Mectilde elle-même qui est venue, en 1677, fonder à Rouen un nouveau Monastère, le cinquième, de son Institut des Bénédictines du Saint Sacrement, à peine vieux d’un quart de siècle.
Dès 1663, soit dix ans après la première exposition du Saint Sacrement, rue du Bac, à Paris, Mère Mectilde avait déjà les lettres patentes nécessaires à la fondation d’une nouvelle maison dans cette ville animée et riche d’histoire, qui comptait alors de nombreux établissements religieux : Visitation, Carmel, Annonciades, Bénédictines, rien qu’en ce qui concerne les ordres féminins contemplatifs.
Il faudra cependant attendre plusieurs années, dans un contexte agité par les luttes avec les jansénistes très influents à Rouen, avant que ce projet ne se réalise.
Le samedi 1er août 1676, Madame Colbert, Abbesse de Saint-Louis, réalisa certainement une bonne affaire quand elle vendit au prix fort, et par personne interposée, les bâtiments de la Place Cauchoise – anciennement de Béguines – qui étaient, à cette époque, possession de sa communauté. Mère Mectilde, quant à elle, accrut notablement son capital de mérites lorsqu’aux premiers jours du Carême suivant elle fit contre mauvaise fortune bon cœur en découvrant les locaux en question, tout juste bons « pour la demeure des rats et des souris, dont selon les apparences il y avait grand nombre. » Il fallut donc chercher ailleurs. Mère Mectilde finit par louer, avant de regagner Paris, une maison rue des Arsins, où le groupe des fondatrices s’installait, le 12 août 1677.
Elle vint elle-même inaugurer la vie monastique et adoratrice dans ces locaux, vite exigus, où les moniales vécurent jusqu’en 1684. Le 26 juin de cette année-là elles purent prendre possession du « Château de Mathan », rue Morand, dont elles s’étaient portées acquéreurs et qu’elles aménagèrent peu à peu. Cet hôtel particulier était un bel exemple de l’architecture du siècle précédent et comptait dans son enceinte la tour où Jeanne d’Arc fut emprisonnée.
Pendant un peu plus d’un siècle, la vie monastique s’est déroulée en ces lieux, rythmée par les offices religieux, les grands moments liturgiques, colorée par ce qui a marqué l’Histoire. Dès 1686, la Communauté a pris une part active et sensible au développement de l’Institut puisque le groupe des fondatrices de Varsovie fit escale à Rouen, à l’orée de sa grande expédition ; d’ailleurs, parmi elles se trouvaient deux religieuses venues antérieurement fonder Rouen et deux professes de ce monastère. La petite communauté fervente des origines avait vu le nombre de ses membres s’accroître car le charisme de Mère Mectilde rejoignait bien les aspirations de maints chrétiens en quête d’une spiritualité forte dans l’esprit des mouvements mystiques normands d’alors. En 1738, le 18 février, un incendie accidentel a bien failli mettre fin à l’œuvre commencée ; outre les dégâts matériels importants, il fallut encore affronter de multiples difficultés soulevées autant par les autorités civiles que religieuses de la ville. Le cours de ces années a été marqué, dans la cité et la région par différentes grosses tempêtes, des disettes, qui ont aussi très certainement affecté la vie dans le Monastère. C’est, cependant, une Communauté bien vivante qu’est venue éprouver la Révolution. Expulsées en novembre 1792, les moniales ont trouvé refuge dans des maisons amies sûres pour parer à l’urgence tout en demeurant elles-mêmes. Elles furent malgré tout arrêtées le 1er mai 1794, emprisonnées avec plusieurs centaines d’autres religieuses et libérées par la mort de Robespierre. Les archives gardent des témoignages de cette époque héroïque et une poupée de cire, un Enfant-Jésus qui leur servit de tabernacle clandestin, montre éloquemment leur ferveur inventive.
Au lendemain de la grande tourmente, personne ne pouvait augurer de l’avenir pour quelque groupe humain que ce fût. Pendant les heures sombres, les moniales ont toujours pu bénéficier des services et du soutien de leur aumônier, le Père Nicolas Cousin, en dépit des grands périls. C’est lui qui, avec l’aide de bienfaitrices insignes, Madame de Radepont et la Comtesse de Roncherolles, acheta l’ancien couvent des Minimes et en fit don à la communauté des Bénédictines en 1802. Très discrète d’abord, la vie régulière pouvait reprendre au grand jour à partir de juillet 1817. Ainsi, le couvent fondé par les Fils de Saint François de Paule en 1602, où vécut le Bienheureux Nicolas Barré de 1659 à 1675 et dont il fut supérieur, retrouvait sa vocation de lieu de prière. Situé non loin de la rue Morand, voisin du collège des Jésuites d’où étaient partis nombre de grands missionnaires évangélisateurs du Canada à l’époque de Mère Mectilde, il est fortement probable qu’elle avait eu l’occasion d’y venir lors de ses séjours rouennais.
Le regain de vitalité de la vie religieuse au dix-neuvième siècle favorisa l’éclosion des vocations et rendit possible un retour à la vie monastique au fur et à mesure que l’environnement politique le permettait. Mais des départs de forces vives vers de nouveaux foyers de vie Bénédictine du Saint Sacrement, Arras en 1817, Craon en 1829, affaiblirent durablement le monastère. Mère Saint Placide, au cours de son long priorat qui couvre presque toute la seconde moitié du siècle, s’est employée « au rétablissement de la régularité pour la santé de l’âme et du corps ». Son détachement des réalités matérielles était tel que la Communauté dut faire appel à celui d’Arras pour lui donner une Prieure dès 1892.
C’est alors que Mère Sainte Cécile Biguet commença un long et fécond priorat de quarante années. Il a été marqué par des travaux de grandes importances au réfectoire, dans le changement d’orientation des cellules de l’aile nord et dans bien d’autres domaines. Il a aussi été impacté par les remous de l’Histoire. Les lois de 1901-1904 contraignirent les moniales à chercher un refuge éventuel en dehors de nos frontières : ce fut une maison achetée en Hollande. Si l’exil ne fut pas obligatoire il permit un nouvel essor de l’Institut puisque cette demeure devint, en 1922, l’un des Monastères de notre Institut en ce pays.
Les deux guerres mondiales du siècle dernier ont nécessairement marqué la vie de la Communauté ; outre les restrictions et le danger sans cesse menaçant qui furent le lot commun, il est bon de mentionner les liens qui se sont créés avec la Belgique et le Nord de la France par le biais des nombreux réfugiés fuyants les affrontements de la période 1914-1918. Mère Saint Michel Guyard succéda à Mère Sainte Cécile en 1933 à la veille de temps difficiles ; en qualité de Sous-Prieure, elle avait déjà tracé un chemin neuf en faisant installer l’électricité par des Frères de l’Abbaye de Saint Wandrille compétents en la matière. C’est elle encore qui accepta de soutenir le Père Paul Gontier, frère de l’une des moniales de la Communauté, missionnaire au Cameroun et fondateur du premier séminaire indigène au Cameroun. En dépit de la maladie qui la rongeait depuis des mois, elle assuma vaillamment les soucis et angoisses inhérents aux débuts de la guerre mais succomba à son cancer le 12 septembre 1940.
Mère Marie Scholastique Godron reprit le flambeau dans un contexte difficile de pénurie, d’alertes, d’exode hypothétique, de réfugiés. Cependant, malgré les nombreux bombardements de ce second conflit, les bâtiments du Monastère n’ont pas notablement souffert, les santés sans doute davantage. Le paysage urbain, lui, s’est quelque peu modifié alentour et, surtout, l’évolution rapide du genre de vie nous a incitées à chercher, à trouver et à revoir notre façon de gagner notre pain quotidien. Ainsi, un atelier de confection d’ornements liturgiques a fonctionné pendant quelques années, de même un atelier de reliure, comme dans bien des endroits ; en définitive, la biscuiterie Magdala qui avait vu le jour en 1937, s’est mieux fait connaître et s’est perfectionnée aussi bien dans la gamme de ses créations que dans sa commercialisation. C’est pendant son priorat, à l’occasion de son jubilé d’argent que des lambris furent posés, au chœur, derrière les stalles et qu’un « aigle » vint se poser au centre pour soutenir les lectionnaires.
Quand Mère Marie Scholastique Godron fut emportée, elle aussi, par un cancer le 12 avril 1948, la Communauté n’était sans doute pas tout à fait préparée à pareil événement. Après la seconde guerre mondiale la ville était encore partiellement en ruines, la société aussi, d’une certaine manière. Nous ne sommes pas du monde mais nous sommes dans le monde et ce qui l’affecte nous atteint nécessairement.
L’élection de Mère Marie de l’Enfant Jésus Gontier le 22 mai de la même année marqua un changement notable dans la vie du monastère. Dès 1951, pour contribuer à l’économie de la maison, un poulailler moderne est construit ; il accueillit 75 poulettes. Le 31 juillet 1952 le téléphone faisait son apparition dans la maison, à l’endroit où se trouve encore le standard. La production de la biscuiterie, pain d’épice, madeleines et cakes a largement augmenté, les livraisons se sont organisées à tel point que Mère Marie de l’Enfant Jésus, soutenue par sa nouvelle Mère Sous-Prieure, Mère Marie de Jésus Beraux, n’a pas hésité à entreprendre un agrandissement des locaux de l’atelier de fabrication en juin 1956. C’est aussi l’époque où chaque cellule a reçu les avantages de la lumière électrique auparavant réservée au couloir. Les annales affirment qu’au même moment plusieurs toitures ont « été réparées ».
Les célébrations du tricentenaire de la Fondation de l’Institut ont commencé dès la fête de l’Annonciation de 1952 dans un grand élan de ferveur. Pendant toute une année, les Sœurs ont honoré quotidiennement, à tour de rôle la Vierge Abbesse. Les solennités se sont étalées depuis le 25 mars 1953 jusqu’au 22 août de la même année, avec comme point culminant la Fête du Saint Sacrement en juin. Ce jour là, Monsieur l’abbé Daoust, docteur ès lettres donna le sermon devant l’archevêque de Rouen, Monseigneur Martin et un parterre impressionnant d’ecclésiastiques. C’est sans doute à cette occasion que les différentes Prieures de l’Institut ont pris plus clairement conscience de la nécessité de liens plus sensibles entre les monastères ; la récente Constitution papale Sponsa Verbi les y engageait d’ailleurs nettement. A partir de cette date des projets se sont élaborés qui vont prendre corps pour donner naissance aux Fédérations Nationales et à la Confédération. En 1953, la publication du livre « Priez sans cesse », à l’instigation de notre Monastère rue Tournefort à Paris, laissait présager que des travaux sur les Ecrits de notre Fondatrice, Mère Mectilde, pourraient suivre.
La vie de l’Eglise était aussi marquée par des préoccupations nouvelles ; les années cinquante ont vu le développement des œuvres missionnaires et bien des Eglises se sont organisée en Afrique et en Océanie pendant cette décennie. Le frère de Mère Marie de l’Enfant Jésus était justement missionnaire au Cameroun ce qui donna une dimension inédite à la prière de la Communauté. Une sorte de jumelage s’était déjà établi par ce biais entre les moniales et le séminaire de Nkongsamba dès 1933 ; plusieurs Sœurs ont eu leur « filleul » ; les nouvelles se sont échangées pendant des années créant un lien solide. Des amis du monastère se sont impliqués dans ce projet, ce qui a permis à la Communauté d’envoyer des colis de vêtements pendant plusieurs années. La parution d’un petit journal édité par le séminaire camerounais a matérialisé ces liens et garde le souvenir de moments parfois ardus mais toujours pleins d’espérance.
Mère Marie de Jésus Beraux, élue le 12 septembre 1956 a continué l’œuvre entreprise dans une Communauté solide puisqu’elle comptait alors quarante religieuses. Dans les premières années de son priorat, le noviciat a vu jusqu’à sept novices se presser auprès de leur Mère Maitresse. Trois points essentiels sont à souligner :
Le priorat de Mère Marie de Jésus est celui de l’époque du Concile Vatican II. Il est celui de la publication des Ecrits de Mère Mectilde. Il est celui de travaux notables dans la maison.
Dès le début des réformes liturgiques promulguées sous le pontificat de Pie XII, notamment à propos du triduum pascal, la Communauté, dans un souci de plus grande authenticité, a eu à cœur de suivre les indications vaticanes. Mais entre révolution et évolution il y a plus qu’une histoire de consonne et tous les musiciens savent qu’il faut du temps pour harmoniser ; les évolutions monastiques ont plutôt ce rythme là. Ouverte à l’essentiel de la vie du monde et de l’Eglise, la Communauté a porté dans la prière la tragédie du peuple hongrois en 1956, sous le priorat précédent, les heures angoissantes de la guerre d’Algérie, les convulsions de la politique française à l’entrée des années soixante, le calvaire de la Pologne ensuite (que de colis fabriqués et acheminés par Mère Marie de l’Immaculée Cordeau, notre cellérière !), les travaux du Concile et les douleurs de l’après concile. Nos annales en témoignent.
Soeur Jeanne d’Arc
Soeur Marie Paschale Boudeville
Comme signalé précédemment, ce sont les moniales du Monastère de Paris qui ont commencé à publier modestement des textes de notre Fondatrice qui s’étaient jusqu’alors transmis pieusement de monastère en monastère par des copies. Le dernier quart du siècle dernier a vu se multiplier des parutions de textes généralement choisis et présentés par Sœur Jeanne d’Arc Foucard et Sœur Marie Paschale Boudeville de notre monastère.
Sous le long priorat de Mère Marie de Jésus des travaux d’importance ont été effectués. Non seulement des toitures ont été refaites mais aussi la peinture du réfectoire, le remplacement des « vieilles » tables, le chauffage dans les cellules, puis la construction du nouveau noviciat en 1963, le dallage du chœur en 1968, la mise en valeur du cloître et le sablage des murs en 1970, le ravalement des façades donnant sur la cour d’honneur en 1972.
Il est aussi marqué par ses responsabilités comme Présidente de la Fédération Française des Bénédictines de l’Adoration Perpétuelle avec les grandes commémorations qui l’ont marqué : les 300 ans de la Fondation de notre Monastère en 1977, l’année Saint Benoit en 1980, le tricentenaire de la mort de Mère Mectilde en 1998. Cet événement, soigneusement préparé par elle de longue date a été le point d’orgue, le couronnement de ses années de présidence de la Fédération qu’elle a eu la grâce de pouvoir vivre pleinement.
Si la Communauté comptait encore 40 moniales en 1968, Mère Marie de Jésus a eu à affronter la chute brutale des vocations dans les décennies qui ont suivi et l’adaptation à une société de plus en plus sécularisée, en pleine mutation sur tous les plans. C’est elle qui va proposer à la Communauté d’ouvrir des chambres pour étudiantes dans des bâtiments appartenant au Monastère.
Mère Marie Mectilde Delabouglise, élue en 1995, a eu la tâche délicate d’être prieure au côté d’une présidente de fédération nécessairement très présente. Elle lui a permis de mener à bien ses derniers projets et d’assurer le passage vers l’an 2000, un autre visage du monde qui impacte inévitablement la vie de l’Eglise, la vie dans l’Eglise.
En 1998, Mère Marie Véronique Ducroq s’est vue confier d’abord la Communauté, en tant que Prieure, puis la Fédération, comme Présidente. L’époque est particulièrement inconfortable, hérissée de mille aspérités dont on ne sait trop si ce sont des obstacles ou des bourgeons porteurs d’une vie à venir. Rien d’étonnant à ce que son priorat soit celui des chantiers en tous domaines : édifier demande de démolir, restaurer et bâtir…
Notre présence à ce monde en mutation, sans être du monde, fait de nous des veilleurs, comme témoins de la Présence de Dieu parmi les hommes, du Christ Amour de Dieu offert en son Eucharistie, signes de l’aube à venir.